Charles BAUDELAIRE. La Mort des Artistes
Le dernier poème des « Fleurs du Mal »
La Mort des artistes : L’un des rarissimes poèmes des « Fleurs du Mal » encore en mains privées, le seul existant.
Depuis cent cinquante ans de silence, dès la vente de la Bibliothèque de Charles Asselineau, Paris, 1874 (lot n° 76), homme de lettres, ce très précieux manuscrit INÉDIT était considéré comme « disparu ». Aujourd'hui, nous l'avons redécouvert.
BAUDELAIRE (Charles-Pierre).
1821-1867
Le plus important poète français du dix-neuvième siècle par son influence considérable sur toute la poésie contemporaine, en France, et même dans une large mesure, hors de France.
La Mort des Artistes
En mai 1857, comme fait foi le cachet de la poste, Charles Baudelaire envoie le dernier poème du livre Les Fleurs du Mal à Eugène De Broise, imprimeur à Alençon. Au préalable, il lui demande de vérifier la composition de la table des matières et de la couverture imprimée, de renvoyer les épreuves et finalement d'accepter ses excuses pour tous les ennuis qu'il lui procure (sous l'aspect typographique).
Vendu
Un important manuscrit autographe signé (paraphé usuellement de ses initiales : « C. B. »), suivi du dernier sonnet du livre Les Fleurs du Mal, la première édition de 1857, livre capital, l’œuvre d’une vie, contenant trois variantes inédites avec le texte définitif.
Ce poème autographe sous le titre générique : La Mort des Artistes, on ne peut plus précieux et émouvant fait entrer le lecteur dans l’atelier du poète. Il est contenu dans une missive non datée*, adressée et envoyée à Eugène De Broise**, imprimeur à Alençon [ainsi qu'à Auguste Poulet-Malassis, son éditeur], des œuvres poétiques en vers de Charles Baudelaire. C'est une pièce unique.
*À noter qu’aucun autre manuscrit ne porte de date d’envoi, pratique d’ailleurs exceptionnelle chez Charles Baudelaire.
**Eugène De Broise (Alençon, 1821-1907), ayant épousé la sœur d’Auguste Poulet-Malassis (Alençon, 1825-Paris, 1878), reçoit les brevets d’imprimeur lithographe et de libraire. Il les cède à Malassis en novembre 1856 et acquiert en janvier 1857 un brevet de libraire à Paris. De Broise et son beau-frère Auguste Poulet-Malassis, qui tous deux déjà secondaient Mme Veuve Poulet-Malasis, s'associent.
Date : Paris, 27 mai 1857
(timbre humide, encre grasse : trois cachets postaux)
Un billet in-octavo encarté dans une enveloppe-feuillet d'envoi avec timbre et cachet postal de même format, à l’adresse autographe municipale du destinataire (de Broise). Folio recto, une cursive lisible à l’encre brune signée C. B. (Charles Baudelaire). Le folio verso est vierge. Deux points de colle (animale ou amidon) sont visibles par transparence. Absence de cachet de cire.
Le manuscrit est conservé dans une reliure souple moderne en plein maroquin rouge tango, dos lisse, titre doré (montage sur onglet en charnière à gauche, papier neutre), dans un étui bordé de maroquin rouge garni d'un papier artisanal assorti à la reliure (atelier Delaporte). Les traces de pliures en marge sont inhérentes au mode d’envoi d’origine du document et elles sont sans gravité. Le manuscrit présente un bon état de conservation. Aucunes altérations variées (froissures, déchirures, taches ou lacunes).
UNE PROVENANCE IMPORTANTE :
Ce très précieux manuscrit provient de la Bibliothèque de Charles Asselineau, homme de lettres et un ami fidèlement attaché (jusqu’à la fin de l’agonie du poète) à Charles Baudelaire. Il est mentionné au catalogue de la vente après décès de Charles Asselineau, 1874, lot n° 76 : « il n’a pas été retrouvé ».
« Charles Asselineau professa toute sa vie un amour absolu et exclusif de la profession qu’il avait embrassé : homme de lettres ! Il ne voyait rien au-dessus de ce titre. » (Théodore de Banville). Mais plus que tout autre chose, ce familier lettré avait cette qualité qui fait les vrais amis, il était fidèle.
Codicologie : Écriture personnelle. Les notes manuscrites sont rédigées à pleine page (à longues lignes), sans marge, à l’encre brune, folio recto, sur un papier satiné de qualité ordinaire et jaunâtre (absence de filigrane entier ou divisé), un papier d'épreuve au gramme peu élevé, à la découpe irrégulière et non perpendiculaire, une pièce qui semble être un fragment épars de feuille (voir Correspondance de Charles BAUDELAIRE, la Pléiade, p. 402.). Une cursive parfaitement lisible à la conservation parfaite, serrée et de taille irrégulière selon les lignes, suggérant élan et impatience, inclinée à droite, naturelle, spontanée, volontaire, grasse, voire pâteuse, de premier jet et de travail. Aucune rature ou correction, mais de nombreuses surlignures.
Dimensions du manuscrit : L. : 20,4 cm ; l. : 13 cm
Dimensions de l'enveloppe-feuillet : L. : 20,7 cm ; l. : 12,3 cm
… voici le dernier morceau, le centième.
Charles Baudelaire envoie son dernier poème, le poème C [100], cinquième section (La Mort) de son poiêma(1), celui qui constitue la conclusion de tout le recueil, à son imprimeur Eugène De Broise, le 27 mai 1857, à peine quelques jours avant l’impression et la publication (21 juin) de la première édition de 1857 des Fleurs du Mal, un chef-d’œuvre magistral.
Le ton de la lettre est intime, même familier. Insatisfait et perfectionniste, Baudelaire qui typographiquement est d’une grande exigence, multiplie les échanges avec son éditeur Auguste Poulet-Malassis, pour demander un très grand nombre de corrections et d'échanges d'épreuves. Dans un style rapide, il énumère ses dernières recommandations : ultime relecture avec renvois aux pages des épreuves, correction d'éventuelles coquilles restantes ou ajustement de dernières minutes. Observons que Poulet-Malassis s'emploiera, malgré tout, à lui donner toujours satisfaction.
Ce manuscrit est particulièrement important dans le travail de très longue genèse du grand-œuvre des écrits de Charles Baudelaire, dont on sait la laborieuse élaboration de 1842 à 1857.
1838 à 1852 sont les années de formations de Baudelaire. À partir de 1865, Baudelaire n’arrive plus à travailler.
Rappelons, par exemple, que le manuscrit original des Fleurs du Mal n’a jamais été retrouvé. Il s’agit donc de l’une des très rares traces manuscrites du chef-d’œuvre de Baudelaire.
Le sonnet
Le sonnet compte 14 vers en alexandrin. Il est composé de deux quatrains suivis deux tercets en rimes riches et embrassées comme suit : deux strophes de 4 vers et par la gradation deux strophes de 3 vers.
C’est un sonnet régulier puisque le second quatrain reprend les mêmes rimes que le premier (et trois rimes nouvelles dans les tercets) ce qui n’est pas si fréquent chez Baudelaire, mais qui prend cependant quelques libertés avec le genre.
Sur le présent manuscrit certains vers sont gratifiés distinctement de majuscules, contrairement à la version publiée. En effet, Baudelaire, qui avait coutume de préparer soigneusement sa copie pour l’impression, soulignait habituellement de deux, voire trois traits, les lettres ou les mots à mettre en capitales.
Transcription dactylographique in-extenso du manuscrit.
« Cher Monsieur, voici le dernier morceau, le
centième. – La Table ! La Couverture !
Renvoyer toute la Copie et vérifier tous
les numéros et chiffres de la Table à l’aide
des bonnes feuilles(2). Enfin veuillez agréer
toutes mes excuses pour tous vos ennuis.
C. B. »
C (3)
« La Mort des Artistes
Combien de fois faut il secouer mes grelots
Et baiser ton front bas, morne caricature ?
Pour piquer dans le but, mystique quadrature,
Ô mon carquois, combien perdre de javelots ?
Nous userons notre âme en de Subtils Complots,
Et nous démolirons mainte lourde armature,
Avant de contempler la grande Créature
Dont l’infernal Désir nous remplit de sanglots !
Il en est qui jamais n’ont Connu leur Idole,
Et ces sculpteurs damnés et marqués d’un affront,
Qui vont se martelant la poitrine et le front,
N’ont qu’un espoir, – étrange et sombre Capitole :
C’est que la Mort, planant comme un Soleil nouveau,
Fera s’épanouir les fleurs de leur cerveau !
Relevé de variantes significatives et notes critiques :
Le texte suivi est celui de la première édition de 1857. Afin de ne pas surcharger les notes critiques, nous nous sommes borné en général à relever les variantes de mots. Les variantes de majuscules ont été écartées, ainsi que les variantes de ponctuations lorsqu’elles sont sans importance pour la signification des vers. Les indices d’appel en chiffre renvoient aux notes de bas page qui permettent de préciser nos propos et offrent des corrections de détail.
Au premier hémistiche du premier alexandrin(4). Épreuve : « Combien de fois faut-il secouer mes grelots » corrigée dans l’édition de 1857 en : « Combien faut-il de fois secouer mes grelots ».
Au second hémistiche du premier alexandrin. Épreuve : « Pour piquer dans le but, mystique quadrature » corrigée dans l’édition de 1857 en : « Pour piquer dans le but, de mystique nature ».
Au second hémistiche du premier alexandrin. Épreuve : « Ô mon carquois, combien perdre de javelots ? » corrigée dans l’édition de 1857 en : « Combien, ô mon carquois, perdre de javelots ? »
(1) – Mot grec, « ouvrage en vers » en opposition à suggramma, « ouvrage en prose ».
(2) – Les bonnes feuilles : extrait d’un livre à paraître.
(3) – Numéro d'ordre. Le sonnet 100 numéroté en chiffre romain.
(4) – Baudelaire pratique volontiers l’alexandrin, qu’il manie souvent avec une maîtrise classique d'une admirable ordonnance et qu’il disloque parfois avec un prosaïsme volontaire.
(a) – 12 syllabes ou 12 pieds égale alexandrin
(b) – Rime embrassée : une rime est placée « à l’intérieur » d’une autre.
L’adresse autographe municipale du destinataire est au folio recto de l'enveloppe-feuillet d'envoi manuscrite de la main de Charles Baudelaire.
L’adresse postale du destinatiare :
Monsieur De Broise
Libraire Imprimeur
À Alençon
Orne
Trois cachets postaux à la date, de Paris et Alençon :
PARIS NOREST 27 mai 1857
28 mai 1857
Un timbre non dentelé à l’effigie de l'Empereur Louis-Napoléon Bonaparte, « tête nue », légendé « EMPIRE FRANC », 20 centimes, sur papier azuré, non oblitéré.
BIBLIOGRAPHIE :
La Pléiade
Les études sur la vie et l’œuvre du poète Charles BAUDELAIRE, ainsi que les bibliographies critiques, sont considérables. L’édition de base est sans contestation celle de la Bibliothèque de la Pléiade : Œuvres complètes, Texte établi, présenté et annoté par Claude PICHOIS [le savant baudelairien], tome I, 1975, tome II, 1976, avec la collaboration de Jean ZIEGLER (pour la Correspondance, tome I et II, 1973), Paris, Éditions Gallimard. Chaque œuvre est accompagnée d’une analyse critique, les notes, les variantes et les textes annexes éclairent la pensée du poète. Un excellent outil de travail doté d’un excellent appareil critique.
(a) – « Manuscrit joint à l’un des volumes des Œuvres complètes de Baudelaire (…), Michel Lévy Frères, 1868 sq. Mentionné au catalogue de la vente après décès d’Asselineau 1874, n° 76, il n’a pas été retrouvé. » In Claude PICHOIS, Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, tome I, page 1 090.
Cette note a été reproduite in-extenso dans la nouvelle édition de la Bibliothèque de la Pléiade, 2024, tome I, une édition publiée sous la direction d’André Guyaux et Andrea Schellino.
(b) – Vente ASSELINEAU. Catalogue de la Bibliothèque Romantique [et des livres Modernes, d’Histoire et de Littérature] de Feu M. Charles Asselineau (…), dont la vente a eu lieu le 1er, 2 et 3 décembre 1874, Paris, A. Voisin Libraire, Paris, Drouot/Boulland, 1-3 décembre 1874 : lot n° 76 : « Œuvres complètes, Paris, 1868, 7 vol. in-18°… On a joint à cet exemplaire un billet de l’auteur, suivi de la pièce de vers autographe intitulée : La Mort des Artistes. »
(c) – Claude PICHOIS, Auguste Poulet-Malassis : l’éditeur de Baudelaire, Paris, Fayard, 1996.
(d) – Claude PICHOIS, Dictionnaire Baudelaire, cosigné par Jean-Paul AVICE, Tusson, Du Lérot éditeur, Les Usines réunies, 2002, pages 28-30 : « La mort de Baudelaire a profondément affecté Asselineau qui va collaborer avec Banville [à l'édition posthume] la publication des Œuvres complètes chez Michel Lévy [1868-1870]. »
(e) – Raymond POGGENBURG, Charles Baudelaire : une Micro-Histoire, Chronologie baudelairienne, Paris, Librairie José Corti, 1987.
Un remarquable corpus baudelairien entreprit ardemment sur une longue durée par un jeune « chronologiste » américain.